lundi 24 décembre 2012

Les raisons du départ des juifs du Maroc




Les raisons pour lesquelles les Juifs du Maroc quittèrent leur pays natal sont diverses. Cependant, elles ont toutes un rapport avec les inquiétudes concernant un avenir confiant dans le Maroc indépendant. Ce pays, sorti du colonialisme, avait une longue tradition où l’islam constituait le noyau de sa civilisation. Il posait ainsi d’emblée un problème d’incompatibilité avec l’éventuelle possibilité d’intégrer dans sa société une minorité juive. Malgré les innombrables déclarations d’apaisement, la classe dirigeante marocaine était relativement consciente de ce problème, que les pays laïques en Europe occidentale avaient tenté de résoudre avec un certain succès.
 
Hassan II

L’émigration juive après l’indépendance du Maroc s’effectua clandestinement entre 1956 et septembre 1961. Ce n’est qu’après ce qu’on appelle « l’accord de compromis » conclu entre Israël et Hassan II que commença l’évacuation de la communauté entre le 28 novembre 1961  et la fin 1966. À la question pourquoi les Juifs quittèrent le Maroc, la cause immédiate serait une « psychose de départ » qui s’empara de cette communauté. Etant donné que dans la période évoquée ces départs s'effectuèrent dans une atmosphère de discrétion, on ne pouvait évaluer convenablement leur ampleur. Les média ne publiant pas de données sur ce sujet tabou, chacun alimentait son imagination de ce qu’il pouvait observer et en déduire. Dans l'imaginaire juif de l’époque, le rythme de l'émigration avait atteint des proportions telles que chaque famille juive pensait que tous ses proches avaient déjà quitté le pays et qu'elle était une des dernières à n’avoir pas pris son destin en main. Ceux qui n'avaient pas encore quitté savaient pertinemment que tôt ou tard ils seraient contraints de le faire.

LA PSYCHOSE DES DÉPARTS 
Mais la psychose des départs fut provoquée non pas par les émissaires israéliens qui étaient étonnés de la constater, mais plutôt par les autorités marocaines qui s’efforçaient de l'empêcher. En d’autres termes, plus les autorités marocaines créaient des difficultés pour endiguer les départs des Juifs et les exhorter à rester, plus leur désir de quitter le Maroc grandissait, de peur que plus tard ce serait irréalisable. Parallèlement à la panique des départs, les Juifs étaient constamment angoissés par la question capitale : le Maroc indépendant pouvait il à long terme continuer à manifester sa tolérance envers eux ? Le simple doute quant à la réponse à cette question pouvait à lui seul suffire à les empresser à partir. Cela étant dit, durant l’époque indépendante du Maroc il n'y a presque jamais eu d’atteinte grave à leur condition. Néanmoins, le doute, les craintes et la panique pouvaient transformer de paisibles citoyens loyaux en émigrants potentiels, lorsque l'on porte atteinte à leur liberté de circulation.



La psychose devint une fuite qui alla en grandissant surtout dans les couches sociales défavorisées. Partout, se constituèrent des espaces vides, dans chaque quartier, dans chaque ville et village, suscitant des sensations de solitude chez ceux qui n’avaient pas encore quitté. Les espaces vacants aggravèrent l’anxiété chez les proches restés sur place et confirmaient le flagrant échec d'un avenir juif dans le nouveau Maroc. L’aspect troublant des logements et des magasins vides de leurs propriétaires juifs, et acquis par des Musulmans, rappelait à chacun, que tôt tard, tous devraient prendre la route du départ. En cours de sortie, la boule-de-neige entraîna avec elle les derniers hésitants et démolit totalement l'idée d'une intégration juive dans la société marocaine, idée encore chère à quelques intellectuels intraitables. Même les lettres pessimistes, parfois alarmantes, reçues par les Juifs au Maroc de leurs proches en Israël, décrivant les conditions pénibles de chômage et de discrimination, ne parvinrent pas à endiguer cette psychose. Tout au plus elles suscitèrent quelques atermoiements.
Les prototypes sociologiques de migration s’avèrent quelque peu complexes concernant les Juifs du Maroc. Alors qu’en général les motifs des départs sont dus principalement à la misère sociale qui force les couches économiquement faibles à chercher refuge à l’étranger, pour cette communauté, le processus fut contraire. Dès le début du protectorat, les diverses couches sociales juives jouissaient souvent d’un favoritisme par rapport aux Musulmans. Certes, dès le départ des Français, on pouvait constater en toute évidence qu'un âge d'or économique et social s'était ouvert à cette communauté. Le pays indépendant avait besoin d'une main-d’œuvre professionnelle qui puisse remplir des fonctions dans l'administration publique. Devant les jeunes Juifs ayant acquis des diplômes français s’ouvrirent des débouchés économiques promettant des possibilités de promotion. Mais cet avantage n’a été exploité qu’en partie, car il fut freiné à partir de novembre 1961. À court terme, le départ des Juifs vers de nouveaux pays d’adoption n'avait non seulement pas amélioré leur situation économique, mais provoqua plutôt une régression, tant soit peu temporaire.

 Une des rues dans le souk du Mellah

UN MAROC ARABISÉ 
Parmi les ombrages portés sur l’avenir des Juifs au Maroc, le conflit israélo-arabe constitue une source non négligeable de la dégradation des relations inter communautaires. Ce conflit raviva des troubles d’ordre affectif et religieux, qui tôt ou tard auraient accru les rivalités et soulevé la question de la double allégeance qui, incontestablement, aurait mis en doute la fidélité des Juifs à leur patrie. Qui plus est, le destin juif dans les autres pays arabes était loin de constituer une source de réconfort quant à l'avenir des relations de bon voisinage entre Juifs et Musulmans dans la monarchie chérifienne.
Parallèlement à l’ingérence du conflit moyen-oriental, s'attisa un soupçon supplémentaire, celui du risque d’être privés des avantages déjà acquis par rapport à la majorité musulmane. La perte de ces avantages devait éventuellement survenir après l'adoption de l’arabisation et aurait entraîné la perte de postes de hauts fonctionnaires dans l’administration civile, postes acquis par les Juifs grâce à leurs diplômes français. Au sein de la bourgeoisie juive s’accentua une atmosphère de panique. Les Juifs de professions libérales devaient trancher entre la langue française et sa culture, à laquelle ils s'étaient appliqués avec grande avidité, et le processus éminent d'arabisation qui entraînerait indubitablement un substrat culturel musulman, dans lequel leur influence serait médiocre. La population juive comprit ainsi qu'on ne pouvait plus continuer à s'agripper artificiellement à la France et à sa culture dans un Maroc arabisé.



À la question quel aurait été le destin des Juifs du Maroc sans cette émigration précipitée, provoquée par les Marocains et les Israéliens, on peut prudemment répondre que, même sans l’émigration clandestine effectuée entre 1956 et 1961, tôt ou tard ils auraient tous quitté pour s’installer principalement en Israël mais aussi en France ou au Canada. Cependant, ils auraient été munis d’un bagage économique et culturel qui leur aurait facilité leur intégration dans leur nouveaux pays d’adoption. Sans la psychose des départs, les Juifs auraient pu vraisemblablement exploiter davantage les conjonctures favorables de l’indépendance et en tirer des bénéfices économiques et sociaux. Toutefois, ces avantages auraient sans doute diminué lorsque les diplômés d’universités musulmans auraient terminé leurs études et exigé d’accéder à des fonctions dans l'administration du pays, dans son commerce et son économie. Peut-être même que des conflits auraient opposé les fonctionnaires juifs aux nouveaux postulants qui convoiteraient leurs postes. Mais ce processus aurait survenu progressivement après que les cadres juifs auraient profité de leurs compétences. La sortie du Maroc se serait alors répartie sur une plus longue durée. Une émigration mieux programmée aurait évité aux Juifs marocains les tourments éprouvés à leur arrivée en Israël à une époque où ce pays était en récession économique et par conséquent incapable de les intégrer harmonieusement dans sa société et sa culture. Elle aurait aussi évité les vexations sociales, symbolisées en Israël par les manifestations de 1958 à Wadi Salib (Haifa) et par celle  des « Panthères Noires », en 1972.

Synagogue de Casablanca

Mais le départ des Juifs du Maroc n'était pas que le résultat d'une psychose. Cette émigration doit incontestablement être perçue comme faisant partie intégrale d'un processus démographique qui commença longtemps auparavant, aussi bien dans la population musulmane que dans les communautés juives. Des migrations internes s’effectuèrent déjà au XVIIIe et XIXe siècle et accrurent sous le Protectorat français. En raison de leur statut juridique et social ce processus fut encore plus accentué dans la population juive. La mutation démographique consistait en un passage du village d’origine vers la petite ville voisine, et de la petite ville vers une agglomération encore plus grande. Quand Casablanca devint un grand pôle d'attraction, le passage vers cette métropole s'effectua directement des villages les plus éloignés vers le nouveau centre économique et social. Mais cette population villageoise ne constituait au début des années soixante pas plus que 30.000 âmes sur une population juive totale de plus de 200.000 âmes. Parallèlement à cette migration interne, s'opéra une émigration juive en dehors du Maroc, qui précéda même la création de l'état d'Israël. Les Juifs du Maroc émigrèrent aussi bien en France qu’en Espagne, mais aussi à Gibraltar, en Angleterre, au Brésil, au Venezuela, aux États-Unis et au Canada. Le départ du Juif marocain vers de nouveaux horizons, promettait à long terme une meilleure qualité de vie et constituait ainsi un chaînon dans un long mouvement migratoire. Cette émigration faisait aussi partie d’un processus d'évolution culturelle et éducatrice que procura la scolarisation française[1]. En peu de temps, les Juifs marocains avait ingurgité avec avidité les avantages de cette culture étrangère, à tel point qu'il se creusa un fossé entre eux et leur milieu social arabo-musulman, fossé qui les incita à poursuivre ce processus de promotion dans de nouveaux pays d’accueil.
L’histoire des Juifs du Maroc au long des sept premières années de son indépendance est aussi l'histoire d’un échec tripartite : celui de la classe dirigeante marocaine, de la communauté juive et des émissaires israéliens. Les dirigeants marocains, qui souhaitaient construire une société moderne et démocratique, échouèrent dans leurs efforts d’intégrer en son sein une population non musulmane dans un pays où elle vivait depuis l’époque gréco-romaine, bien avant son arabisation et son islamisation. Malgré les efforts déployés pour retenir les Juifs et sauvegarder leur survie dans leur pays natal, leurs méthodes ne firent qu’éveiller des soupçons. L’échec des dirigeants marocains fut d’avoir maladroitement entravé la liberté de circulation des Juifs ou en termes tabous : interdire leur émigration vers Israël. À cela, il faut ajouter, entre autres, la cuisante rupture des relations postales entre le Maroc et Israël qui asphyxia les familles juives, le dahir de la marocanisation des institutions juives, l'adhésion officielle du Maroc à la Ligue arabe et l'impuissance de ses dirigeants à faire face à l’hégémonie nassérienne et à sa propagande anti-israélienne. Malgré les réticences de la classe politique marocaine envers le nassérisme, son influence inévitable sur les masses marocaines causa l’échec des efforts sincères entrepris pour préserver la survie juive dans un pays musulman.

Les relations israélo-marocaines pourraient ainsi se placer sous le signe de l'excès de zèle. D’un coté les Israéliens se sont trop empressés pour faire sortir les Juifs, bien qu’ils n’encouraient aucun danger, et de l’autre, les autorités du pays ont trop fait pour les retenir sur place. Entre ces deux pôles, on n'accorda que peu d'attention à cette communauté tourmentée entre deux sollicitudes opposées. Ses intérêts spécifiques et ses aspirations furent refoulés au profit des deux concurrents. Les Juifs marocains n'étaient plus qu'un élément passif et inquiet, ballottés entre les parties en litige. Les événements dramatiques qui bouleversèrent leur vie se sont déroulés à leur insu, et souvent même, à l'insu de leurs dirigeants. C'est aussi pour cela que le travail d'écriture de l'histoire de cette communauté et l’interprétation des étapes de son évacuation s’affrontent au secret relatif que les protagonistes s’efforcent encore à maintenir.

UNE ÉVACUATION
 

Dans le contexte juif, l’histoire du Maroc post colonial n’est que le récit du transfert orchestré d'une communauté de plus d'un quart de million de Juifs et de sa transplantation collective en Israël. Pour être précis, il ne s'agit point d'une « sortie » dans le sens d'un exode selon le modèle biblique de la sortie d'Égypte. Les juifs du Maroc n'ont pas suivi de leur propre initiative un leader qui les sauvera d'un esclavage pour les affranchir. Ces départs étaient une véritable « évacuation » opérée par un organisme extérieur, qui déploya un réseau de volontaires capable de transférer une grande population d'un pays à l'autre. Il est évident que sans cet organisme, l'évacuation des classes populaires des quartiers juifs, et des villages éloignés du Sud marocain n'aurait pas pu s'effectuer. Faut il aussi préciser que les familles juives qui désiraient quitter le Maroc étaient bien plus nombreuses que la capacité des émissaires israéliens de répondre à leur demandes empressées. Aucune propagande n’était donc nécessaire pour encourager leur volonté de partir. Cette opération mis fin à l’histoire d'une diaspora juive qui, arrivée en Israël, devint le plus grand groupe ethnico-communautaire de l'époque.

Camps de transit de Naples

L'affaire de l’ingérence des Israéliens et des organismes juifs mondiaux pour le droit des Juifs à l’émigration, provoqua, presque par hasard, une réussite israélienne inespérée. Une complicité politique surprenante s’établit entre Israël et le pouvoir marocain. À partir du début février 1963, le pouvoir marocain commença à nouer des contacts directs avec des représentants agrées d’Israël, à l’insu la communauté juive. Ces contacts diplomatiques discrets avaient pour but d’obtenir de l’aide israélienne dans plusieurs domaines économiques et militaires, dans la coopération agricole et syndicale, mais aussi dans la communication, la sécurité interne et l’entrainement militaire. Curieusement, ces relations joignaient d’un côté un pays méfiant envers tout élément arabo-musulman, perçu instinctivement comme ennemi, avec un pays humilié par l'épreuve coloniale dont il venait à peine de se libérer et dont les dirigeants étaient souvent hyper sensibles à leur dignité nationale et à l'image de leur société. Cette coopération israélo-marocaine est presque unique en son genre, hormis l'exemple jordanien.



Ces contacts diplomatiques secrets s’établirent à la veille de la Guerre des sables qui opposa les armées marocaines et algériennes. Grâce à ces contacts, restés longtemps secrets, commença dans les années soixante-dix une médiation marocaine qui déboucha aux accords de paix avec l’Égypte. Par la suite, de solides relations diplomatiques discrètes ou déclarées se tissèrent entre les deux pays. Le pouvoir marocain actuel poursuivra-t-il l’effort entrepris au passé par le roi Hassan II pour la contribution du Maroc à une solution du conflit israélo-arabe, avec l'aide de la diaspora judéo-marocaine ?


Source Tribunejuive.info