mercredi 30 octobre 2013

La grande dame de la mode israélienne


Une des pionnières de la création de mode israélienne et styliste chevronnée, Dorin Frankfurt est aussi l’une des figures iconoclaste du milieu de la couture. Pour elle, il ne suffit pas que les vêtements soient esthétiques et donnent fière allure : on doit aussi se sentir à l’aise dedans, ils doivent être agréables à porter. Une position à l’encontre des idées reçues qui ont cours dans le milieu et veulent que les créateurs de mode recherchent le « look » avant tout.


Pour Frankfurt, il s’agit plutôt de concevoir des vêtements pour des individus, souvent ses amis proches ou des artistes pop.
Autre particularité : elle refuse de limiter la femme à telle couleur ou à telle longueur juste parce que c’est la tendance du moment. Et ne voit rien à redire au fait que certaines clientes puissent porter la même robe pendant 10 ans, tant qu’elles s’efforcent de changer les simples accessoires qui l’accompagnent.
« Pour moi, c’est d’abord le confort qui compte. L’esthétique vient ensuite », insiste-t-elle. Certes, c’est loin d’être là la stratégie de base des créateurs de mode, mais Dorin Frankfurt a le sens pratique. Si elle accepte de concevoir une robe de mariée, c’est uniquement après que la future épousée ait promis de la laisser transformer en robe de cocktail pour l’après-mariage.
Dans la gestion de son entreprise, la créatrice fait montre d’une audace peu commune. Contrairement aux pratiques courantes dans le milieu de la mode israélienne, elle refuse de délocaliser la fabrication de ses vêtements à l’étranger : tous les vêtements qu’elle conçoit sont fabriqués en Israël.


Ambiance de boutique familiale

Selon, Dorin Frankfurt, la « grande dame de la création de mode israélienne », âgée aujourd’hui de 62 ans, cette campagne, qu’elle mène contre les us et coutumes de l’industrie de la mode, donne à ses vêtements un air typiquement israélien.
« La vie en Israël est sa source d’inspiration », affirme son site Web, même s’il est difficile pour la styliste de définir exactement ce qui en fait la spécificité. « La conception et la fabrication de mes vêtements dans mon propre pays est essentielle si je tiens à m’épanouir, parce que le design parle une langue qui lui est propre », explique-t-elle.
Beaucoup la placent parmi les pionniers de la mode israélienne : cela la fait sourire. « Il a fallu 30 ans pour que les gens me comprennent et commencent à apprécier mon travail », remarque-t-elle.
Dorin Frankfurt dessine toujours assise derrière son bureau, dans un entrepôt au sud de Tel-Aviv, fière que toute la conception et la fabrication de ses vêtements se tiennent dans ce même lieu. Elle peut communiquer personnellement avec chaque employé en moins de dix minutes.
Pour notre interview, elle est vêtue d’un pantalon noir et d’un chemisier, ses cheveux noirs tirant sur le gris relevés en un chignon sur la nuque. Elle porte des lunettes noires, à monture d’écaille.
Le loft de Tel-Aviv où elle travaille abrite également son « usine », qui compte plus de 100 employés, dont environ 10 % d’hommes, ainsi que son département des ventes, une salle de yoga, un espace de stockage et un hammam. L’endroit a une ambiance de boutique familiale, bien que Dorin Frankfurt distribue ses vêtements partout en Israël et même dans le monde.
Chaque matin, elle envoie des voitures – une vers le nord et une vers le sud – avec les produits finis à vendre en magasins. Les véhicules assurent la distribution de nouvelles tenues au moins une fois par semaine à chacun de ses 17 magasins. Frankfurt ne produit pas de vêtements sur commande. « Nous ne fournissons pas à la demande. Je décide ce qu’est la commande. Nous fabriquons des séries limitées », explique-t-elle.
A certains moments, son calme et sa confiance en elle-même font place à un ton pressant, quand elle parle des collections qu’elle prépare pour les prochaines années. Quand je l’ai rencontrée, elle se préparait pour l’été 2013, et finissait également la conception de l’été 2014 et de l’hiver 2015.Elle travaille sur trois ans à la fois, et, admet-elle, « parfois je m’emmêle vraiment les crayons ».


De fil en aiguille

Entre sa naissance à Petah Tikva en 1951 et ses succès professionnels dans l’univers de la mode, le chemin de Dorin Frankfurt a été long et jalonné d’incertitudes. Sa mère, Nava, était professeur d’anglais, et son père, Edward, dirigeait le bureau de la TWA en Israël.

Le frère de son père était le Grand Rabbin de Tel-Aviv. Bien que son père n’était pas pratiquant, les deux hommes étaient restés très proches toute leur vie.
Pendant ses études à Kiryat Matalon et Savyon, Frankfurt a un choix de carrière précis en tête. A l’époque, il n’a rien à voir avec la mode. Elle s’intéresse au graphisme et à l’iconographie. Et affiche également un réel penchant pour la photographie. « Je suis arrivée à la mode parce que je n’étais pas très bonne comme graphiste », explique-t-elle. « La mode était mon deuxième choix. » Après l’école, elle intègre les rangs de Tsahal et fait son service militaire en 1969-1970. Elle intègre les renseignements pour l’armée de l’air, ce qui impressionne sur son curriculum vitae, d’autant plus qu’elle a été la première femme israélienne à officier dans cette unité. Mais ce ne sont pas des jours heureux pour elle.
« Qu’est-ce que je savais sur les avions et le renseignement ? » rigole-t-elle. « Pour moi, tous les appareils se ressemblent. Le boulot me passait complètement au-dessus de la tête. » Dans le contexte de la guerre d’usure entre Israël et l’Egypte dans les années 1970, elle ne se sent pas préparée à gérer les tensions qui émanent du fait de servir un pays en guerre. « Nous n’étions pas formés pour faire face à des situations aussi stressantes », souligne-t-elle. « C’était vraiment brutal. » Et c’est justement au cours de ces 18 mois de service militaire, quand elle s’ennuie à mourir, que Dorin Frankfurt commence à dessiner et se met également à étudier le français.
Après l’armée, elle part étudier le graphisme à l’école Sir John Cass en Angleterre. Elle se rend compte très vite qu’elle n’a aucun don pour la discipline. Au bout de deux mois, elle opte pour une école parisienne, où elle étudie le côté pratique de la mode, la couture et la coupe. Pour elle, il ne s’agissait pourtant pas d’une révélation. Elle n’a pas ressenti « l’appel de la vocation » pour se lancer dans le stylisme. « C’était juste une question de prendre un fil et une aiguille et d’apprendre à coudre », se souvient-elle.
Ses études sont difficiles, mais elle gagne de l’assurance, confiante de pouvoir en faire son métier. Après trois ans, elle obtient son diplôme.


Couturier des stars

En 1975, Dorin Frankfurt, alors âgée de 24 ans, regagne Israël. Elle frappe à toutes les portes des créateurs de mode du pays, mais ne parvient pas à décrocher un emploi. A chaque fois la réponse est la même : on lui reproche de ne pas avoir les compétences suffisantes.
Sa seule lueur d’espoir lui vient du coup de pouce de Ruth Dayan, l’ex-épouse de Moshé Dayan, qui la met en contact avec des designers, mais la plupart du temps, Frankfurt travaille en indépendante.
Sa perception de la mode féminine, qui remonte à son enfance, ne l’attire pas spécialement. Elle trouve que les femmes qui en ont les moyens à l’époque s’habillent « incroyablement bien », mais pour celles qui ont un budget plus modeste (sa cible éventuelle), le choix reste vraiment « minime ».
Parmi ses boulots en free-lance, elle dessine les uniformes des hôtesses de l’hôtel Hilton de Tel Aviv, ainsi que ceux du personnel du Dolphinarium. Elle réalise également des sweat-shirts pour Delta. Puis, en 1976, elle ouvre un petit magasin dans la tour Shalom, où elle vend des vêtements conçus et réalisés par ses soins. Elle est tout à fait déterminée à créer une entreprise entièrement localisée en Israël.
Désireuse de réussir dans le dessin de mode, elle fait des sacrifices. « Je suis végétarienne et j’ai travaillé dans le cuir », plaisante-t-elle. « La seule chose que je n’ai pas faite c’est de travailler dans les restaurants. » Sa carrière est trop précaire pour prendre le risque de se concentrer sur un seul type de design de mode. Heureusement pour elle, les célébrités israéliennes commencent à affluer. Devenue le « couturier des stars », Frankfurt conçoit des vêtements susceptibles d’être portés tant par des membres de groupes pop israéliens que par les clients occasionnels qui passent le seuil de ses magasins.
Jusqu’à son arrivée, les artistes pop se souciaient plus de leur musique que de leur tenue de scène. Quand elle commence à dessiner les costumes des candidats israéliens au concours de l’Eurovision, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, sa carrière prend son essor.


Une élégance désinvolte

En 1978, Dorin Frankfurt habille la pop star israélienne Izhar Cohen qui remporte le concours de l’Eurovision avec A-Ba-Ni-Bi. Elle s’efforce de véhiculer « quelque chose de très israélien » qui rappelle le kibboutz, son soleil, quelque chose qui ferait sourire les gens. Elle fuit le look glamour.
La chemise de Cohen est « tout en crêpe blanc avec de fines rayures d’or ».
Un an plus tard, Gali Atari porte, elle aussi, une tenue signée Dorin Frankfurt quand elle remporte le concours de l’Eurovision avec sa chanson Alléluia.
Après trois mariages, Frankfurt vit depuis 13 ans avec son partenaire actuel, Miki Kratsman, photographe et directeur du département de la photographie à l’Académie Betsalel des Arts et du Design de Jérusalem.
Avec son troisième mari, le peintre Darius Smith, elle a eu deux jumelles, Caméa et Kianne, âgées de 22 ans aujourd’hui. Sur le mur de son bureau trône une photo de Kianne qui pose dans une des créations de sa mère.
En quoi ses vêtements se distinguent-ils de ceux des autres stylistes israéliens ? « Mes modèles sont plutôt décontractés – pas du tout le style élégance guindée », explique-t-elle. « On peut faire dans les paillettes sans tomber dans le glamour. On peut aussi aller vers le funky sans trop se forcer. Toutes mes créations ont aujourd’hui ce côté élégant et relax. » Les couleurs ne sont pas d’une grande importance », ajoute-t-elle, « mais le prix l’est. L’idée est de concevoir des vêtements à prix moyen fabriqués en Israël. » Dorin Frankfurt semble un peu vague et affiche une certaine humilité lorsqu’elle décrit ses collections. « Mes modèles conjuguent élégance et désinvolture », note-t-elle. « Leurs lignes sont très pures, dans le fond. Ce sont des pièces de collection, qui ne courent pas après la mode. A leur allure zen se mêlent les accents du Moyen-Orient. « Mes vêtements dégagent un certain calme, une certaine nonchalance. Sérénité et qualité également. Une partie de leur charme tient à leur griffe très personnelle. On aime ou pas. En tout cas, mes créations sont facilement repérables aux yeux des Israéliens. On les reconnaît aisément. Elles portent une signature très précise, mais il ne m’appartient pas de dire ce que celle-ci recouvre. »


Son propre truc


Quelle est la source d’inspiration derrière vos modèles ? « Je tire mes idées de ce parc d’attractions complètement dingue dans lequel j’habite [elle fait allusion à Israël]. En général, mon inspiration découle de mes origines personnelles. Je suis ancrée dans le lieu où je vis. » Elle insiste sur le fait qu’elle n’a pas de héros ou de mentors dans le monde de la mode. « Chaque fois que l’on me demande quel est mon créateur préféré, ma réponse est différente », commente-t-elle.
Mais quelqu’un qui l’a vraiment inspiré dans ses créations, c’est Barouh Agadati, qu’elle qualifie de « premier artiste multimédia en Israël ». Elle adore ses photos, la façon dont sa lumière éclaire ses sujets, et leur look dans le Tel-Aviv des débuts.
Elle note qu’aux premiers jours de l’Etat, les dirigeants israéliens possédaient un style tout à fait personnel. « Que ce soit une chemise blanche ouverte comme Ben Gourion, cela n’a pas d’importance. Ils avaient du style », souligne-t-elle. « Ils étaient beaucoup plus instruits et éloquents. » Même Golda Meir avait son propre style. « Pas forcément ma tasse de thé, mais c’était un vrai look, classique, sérieux, un peu “instit” ». Je n’étais pas d’accord avec sa politique, mais elle avait cette allure austère et pragmatique. Elle était ringarde, mais élégante », explique Frankfurt.
Que pense-t-elle de la mode israélienne – pour hommes et femmes – aujourd’hui ? « Chez les jeunes contemporains, les hommes s’habillent en général mieux que les femmes », note-t-elle, « parce que les hommes sont moins stressés pour améliorer leur image. » Cependant, Frankfurt pointe les actuels dirigeants d’Israël du doigt – hommes et femmes toutes tendances confondues – pour leur absence de style. « C’est incroyable », dit-elle. « Avec tout cet argent public, la seule personne qui a la tête de l’emploi et soigne son apparence en conséquence est Shimon Peres. « Quant à la génération actuelle de femmes politiques israéliennes, elle cite Zehava Gal-On du Meretz qui « a de l’allure ». Mais ensuite pleuvent les mauvaises notes. « Shelly Yachimovich, malheureusement, ne sait pas du tout s’habiller », ajoute-elle.
Dans son entreprise familiale de Tel-Aviv, Dorin Frankfurt ne cesse de fabriquer les vêtements conçus par soins. Celle qui est désormais un nom important parmi les créateurs de mode israéliens continue à faire son propre chemin.

Source JerusalemPost