mardi 30 septembre 2014

Stav Shaffir, une " indignée " à la Knesset


Elle fut, en 2011, l'une des figures du plus grand mouvement social qu'ait connu Israël. Aujourd'hui benjamine du Parlement, Stav Shaffir continue son combat pour un Etat meilleur. A l'heure où, après l'opération à Gaza, le pays fait ses comptes, la jeune espoir du camp travailliste n'a pas fini de donner de la voix. Stav Shaffir, 29 ans, est députée depuis janvier 2013. Sa méthode: questionner inlassablement le gouvernement, en particulier sur sa gestion des ressources publiques...



Benyamin Netanyahou pense-t-il parfois à Stav Shaffir ? Se soucie-t-il des coups d'éclat de cette jeune députée de l'opposition, ancienne égérie des indignés israéliens ? Difficile à imaginer, tant un monde les sépare. L'un, Premier ministre d'Israël, se consacre tout entier à gérer la sortie de l'offensive sanglante menée cet été à Gaza. L'autre, élue travailliste, est, à 29 ans, la benjamine de la Knesset et s'intéresse d'abord à l'argent des contribuables. Comment il est dépensé, par qui et pourquoi.

Or la période, justement, est un peu particulière. Soutenu par la population lorsqu'il a lancé l'opération militaire "Bordure protectrice", pour faire cesser les tirs de roquettes du Hamas, Netanyahou est désormais au plus bas dans les sondages et le coeur des électeurs. La proclamation d'un cessez-le-feu, à la fin d'août, à l'issue d'une guerre sans vainqueur, a ouvert les vannes de l'amertume ; les cinquante jours d'affrontement risquent de coûter cher sur les fronts politique et économique. Par prudence, le Premier ministre gagnerait à se méfier des esclandres provoqués par Stav Shaffir, cette empêcheuse de tourner en rond de trentesix ans sa cadette.

Un pavé dans la mare

Car l'assurance n'attend pas le nombre des années. Membre de la très stratégique commission des Finances, l'élue suscite volontiers les polémiques. Sa dernière "prouesse", à la mi-août, a fait les choux gras des sites d'information : pour avoir obstinément remis en question certains choix budgétaires du gouvernement, elle se fait expulser manu militari d'une réunion de sa commission. En pleine guerre, elle dénonce avec fracas l'allocation de nouveaux fonds aux colonies israéliennes en Palestine occupée. Un argent qui, de son point de vue, aurait dû être versé sans délai aux communautés du sud d'Israël, premières cibles des projectiles du Hamas : "Avec leur obsession pour les collines de Cisjordanie, les politiciens de la droite ont oublié leur mission première - l'Etat d'Israël."
Mais qui est donc Stav Shaffir ? Au premier coup d'oeil, on cherche en vain chez elle les signes de la rébellion. Dans le café-librairie de Tel-Aviv où elle donne rendez-vous, elle répond aux questions entre deux gorgées de thé, toujours avec une exquise politesse. Crinière rousse sagement tressée, maquillage discret et boucles d'oreilles assorties à ses yeux gris-vert : son style, mélange de sobriété et d'élégance, ne laisse rien deviner de celle qui, à l'été de 2011, un mégaphone à la main, haranguait la foule et entonnait des slogans décapants lors du plus vaste mouvement de protestation sociale qu'ait connu le pays.
Aujourd'hui, c'est à la Knesset que Stav Shaffir mène la mutinerie. Ces derniers mois, elle a levé le voile sur les circuits opaques par lesquels le gouvernement transférait des sommes colossales au gré de ses priorités et de ses intérêts, une fois le budget déjà voté. Un pavé dans la mare. Grandes gagnantes de ces mouvements de fonds, opérés à l'abri du regard des contribuables : les colonies juives de peuplement en Cisjordanie. Grâce à l'aval peu scrupuleux d'une poignée de députés, celles-ci auraient reçu, sur l'année écoulée, des centaines de millions de shekels additionnels. Un véritable magot qui, selon la jeune parlementaire, aurait dû être dépensé dans le logement, l'éducation, les transports, mais de l'autre côté de la ligne verte. Elle insiste : "C'est l'argent des citoyens, je le suis à la trace."

"Fascinée par la notion d'utopie"

Sa méthode ? Poser des questions, encore et encore. Jusqu'à l'épuisement. En commission comme dans l'Hémicycle. Cette adepte des réseaux sociaux a recruté via Facebook - où elle compte 42 000 abonnés ! - une centaine de volontaires prêts à enquêter sur chaque transfert. Et pour frapper un grand coup, elle a déposé un recours devant la Cour suprême. "Elle est en train de sérieusement compliquer la vie du gouvernement", estime Mossi Raz, l'un de ses proches, ancien député du parti de gauche Meretz.
Celui qui fut comme elle, au début des années 2000, le "bébé" du Parlement et membre de la commission des Finances sait de quoi il parle. A son époque, ces pratiques existaient déjà. "On se paie souvent de mots en disant qu'on n'est pas d'accord. Elle va plus loin et remet concrètement le système en question, insiste cet homme affable. C'est une approche révolutionnaire."
Longtemps, Stav Shaffir a asséné son refus de frayer avec le monde politique : "Je ne pourrais plus être moimême."
Difficile à croire, tant la demoiselle semble être taillée pour le pouvoir de décider. Désormais, on dirait que tout le monde a quelque chose à lui dire. Son téléphone bourdonne sans arrêt. La députée jette un oeil, s'excuse, envoie quelques SMS, soupire en souriant. C'est ainsi du matin à la nuit. "Ce que je fais aujourd'hui, ce n'est pas un travail, c'est une vie", dit-elle.
Son histoire est celle d'une lente maturation. Etudiante en philosophie des idées, journaliste Internet le reste du temps, elle passe de l'ombre à la lumière à la faveur de la "révolte des tentes", il y a un peu plus de trois ans. A la mijuillet 2011, le boulevard Rothschild, artère huppée du centre de Tel-Aviv, prend subitement l'allure d'un camp de toile.
L'initiative vise à dénoncer le coût prohibitif du logement mais fait vite boule de neige. C'est bientôt toute la classe moyenne qui crie son ras-le-bol face à la montée en flèche des inégalités, au capitalisme sans frein, au traitement de faveur réservé à quelques-uns au détriment de tous les autres. Une vague de colère sans précédent dans un pays jusqu'ici obnubilé par les questions de sécurité. A 26 ans, avec une poignée d'activistes, Stav Shaffir est une pionnière du mouvement. Son éloquence, sa chevelure font d'elle la coqueluche des caméras. Au troisième jour de la contestation, elle abandonne sans un regard en arrière son travail et l'université.

"Habiter un pays normal, avec des problèmes normaux"

Pour celle qui militait déjà en faveur de mille causes - de l'écologie au statut des réfugiés africains, en passant par le conflit israélo- palestinien - ce printemps social fut comme un rêve qui se réalisait. "Stav a toujours été fascinée par la notion d'utopie, explique Yonatan Levi, son meilleur ami et colocataire d'alors, rencontré à l'armée.
Du plus loin que je me souvienne, on pouvait discuter des heures de la façon de construire un Etat meilleur." Cette obsession s'est façonnée dès l'enfance, dans l'ombre d'une petite soeur autiste. Issue de la classe moyenne, la jeune femme raconte les aléas des services de santé, un système qui fonctionne à deux vitesses selon l'origine sociale des enfants handicapés.
Le sentiment d'injustice est d'autant plus fort qu'elle grandit dans la cité balnéaire de Netanya. Une ville de contrastes qui fait le grand écart entre très pauvres et très riches, parfait laboratoire d'observation des inégalités.
Plus tard, ses études l'envoient à Londres suivre un programme réunissant des graines de leaders israéliens et palestiniens. Hors-sol, elle affine ses aspirations et le regard critique porté sur sa patrie. Mais pas question de s'installer en Europe comme nombre de ses amis : son destin est en Israël. Là où vit sa famille depuis les prémices de l'aventure sioniste. Deux de ses grands-parents sont nés ici. Deux autres s'y sont installés à la création de l'Etat. Avec des racines en Irak, en Pologne, en Roumanie et en Lituanie, son arbre généalogique est le reflet du melting-pot israélien, construit par vagues d'immigration successives.
Et son engagement est une façon de jeter un pont entre sa génération et celle des anciens. "Nos grands-parents ont construit ce pays, ils avaient un rêve, une vision, le sentiment d'être une communauté, explique-t-elle. Aujourd'hui, la société est divisée. Et si l'Etat nous demande beaucoup, il nous rend très peu."
Pour Marius Schattner, journaliste et essayiste, ce regard vers le passé est un marqueur fort du mouvement des indignés. "Les gens qui sont descendus dans la rue portaient en eux la nostalgie d'un Israël d'autrefois, analyse-t-il. Pas un Israël de la colonisation, ni de la religion ou de la guerre. L'Israël d'avant 1967." Et transcrit dans le présent ? "Stav et moi, comme beaucoup d'autres, ce que nous voulons, c'est habiter un pays normal, avec des problèmes normaux", explique Yonatan Levi.


Un implacable sang-froid

Après les pères fondateurs, puis le mythe triomphant du grand Israël, après deux Intifada et l'expansion incessante des colonies, malgré l'enlisement dans un conflit dont la guerre à Gaza est le dernier épisode, émergerait une génération qui entendrait juste vivre... "comme tout le monde".
C'est cette idée qui pousse Stav Shaffir à se lancer dans le grand bain politique.
En janvier 2013, à 27 ans, elle entre à la Knesset avec un credo : "Planter des tentes" au sein du Parlement. Bref, oeuvrer pour plus de justice, car, à l'en croire, un Etat inégalitaire est un Etat faible, incapable de faire la paix avec ses voisins. Pragmatique, elle n'évoque guère l'occupation des territoires palestiniens sur un registre humanitaire. Davantage comme une affaire de gros sous qui pénalise le citoyen israélien.
Reste à savoir si la tornade rousse est là pour durer. "Son handicap est double pour réussir à émerger, estime le politologue Denis Charbit. Elle représente une jeunesse qui ne croit pas à la politique au sein d'un parti mal en point." Creuset de l'Etat d'Israël, le "Labour" n'a cessé de décliner depuis les années 2000. Relégué dans l'opposition, il ne compte plus que 15 députés. Qu'importe, semble penser la demoiselle. Il est très rare de voir passer le doute ou le découragement dans ses yeux clairs. Elle a de ces formules qui trahissent un implacable sang-froid : "Je peux changer les choses. Jamais je ne pense à l'échec."
Pour ses détracteurs, elle est d'une ambition qui confine à l'arrogance. "Mais c'est une qualité qui contribue à rendre sa carrière prometteuse ! s'exclame Avner Inbar, directeur du think tank politique Molad. Le problème de la gauche est qu'elle a perdu son appétit de gagner."
La bataille budgétaire qui commence pourrait lui permettre de remporter des points. Après une guerre coûteuse, le gouvernement va devoir serrer les cordons de la bourse. Mais, depuis qu'ils ont défilé par dizaines de milliers en 2011, les Israéliens sont devenus chatouilleux : l'opinion s'émeut à l'idée de nouvelles coupes dans les dépenses civiles et les programmes sociaux, déjà bien mal dotés. Pour Stav Shaffir, il ne faut rien lâcher. Rester fidèle au combat qui l'a portée là. "Ma génération est forte, dit-elle. Nous n'abandonnerons pas facilement."
Source L'Express